L’influence de l’héritage culturel sur la qualité journalistique rappelle l’expérience marocaine où la presse militante des années 30, portée par des leaders du mouvement national et intellectuels engagés, fut un instrument d’éveil et de résistance. De Weber à Bourdieu, le débat sur l’identité du journaliste oscille entre la rigueur intellectuelle et les sirènes mercantiles, un défi persistant pour l’avenir de la profession.
Par Younes Mjahed*
Si la presse s’impose comme un produit culturel par excellence, c’est parce qu’elle mobilise des outils intrinsèquement liés au champ culturel : l’écrit, le son et l’image. À cela s’ajoute un contenu qui peut, lui aussi, porter des dimensions culturelles. Toutefois, cette relation, loin d’être évidente, demeure complexe selon de nombreux chercheurs. Ces derniers soulignent que la presse ne peut être pleinement assimilée au domaine culturel en raison des multiples pressions, notamment économiques, auxquelles elle est constamment soumise. Ces contraintes externes fragilisent son produit, en le confrontant à des problématiques structurelles.
Cette réflexion m’amène à explorer l’apport de l’accumulation culturelle dans l’élévation du produit journalistique. L’expérience marocaine en est un exemple édifiant. La naissance de la presse nationale, dès les années 1930, s’est inscrite dans un cadre de militantisme, sous l’impulsion d’intellectuels et de figures politiques connus et reconnus. Ces pionniers voyaient dans le journalisme un levier puissant pour éveiller la conscience collective, éduquer et cultiver. L’ouvrage d’Allal El Fassi « Les mouvements indépendantistes au Maghreb arabe » offre des détails précieux sur la noblesse de la mission de la presse. Celle-ci y est décrite comme un élément essentiel de la structure des organisations du mouvement national, jouant un rôle central dans leur lutte contre le colonialisme.
Abdelaziz Tribak, dans son livre « Presse et politique au Nord du Maroc de 1912 à 1956 », met en lumière l’interconnexion profonde entre presse, politique et culture pour les leaders du mouvement national dans cette région. Ces leaders politiques, intellectuels par ailleurs, pour la plupart formés au Moyen-Orient ou en Europe, tels qu’Abdessalam Bennouna, Abdelkhalek Torres, Mohamed Daoud, Touhami Ouazzani et Mekki Naciri, ont créé des associations et des partis. Le journal occupait une place centrale dans les luttes de ce mouvement de renaissance, qui, à l’instar de nombreuses villes marocaines, a également fondé des institutions d’études, d’enseignement et des centres d’éducation et de culture.
Les dangers qui guettent la presse…
Tribak présente des chiffres éloquents sur les tirages de l’époque. Dans une région ne comptant pas plus de 700.000 habitants dans les années 1930, marquée par un taux d’analphabétisme de 70 %, plusieurs journaux publient entre 500 et 1000 exemplaires, et des journaux comme Al Oumma atteignaient les 3.000 exemplaires, et Al Mahdia entre 2.000 et 2.500. Leur popularité témoignait d’un respect notable pour les journalistes, comme dans plusieurs sociétés, qui étaient pour leur majorité des leaders politiques, écrivains ou poètes, maîtrisant l’art d’investiguer, de rédiger des articles d’opinion et de traiter des dossiers sensibles.
Le sociologue Max Weber, qui écrivait lui-même dans la presse, a défendu cette profession dans son discours « le métier et la vocation d’homme politique », prononcé en 1919 à Munich. Il a comparé le journalisme à la science, en insistant sur une différence clé : le journaliste travaille sous une pression temporelle constante, ce qui amplifie sa responsabilité envers le public, en raison de l’impact direct de ses écrits.
Le débat sur la nature du journalisme persiste. Gilles Bastin, professeur à l’Université de Grenoble, souligne la complémentarité entre journalisme et sociologie dans un article intitulé « Journalisme et sciences sociales, troubles ou problèmes ? ». Il y examine les similitudes méthodologiques des deux disciplines dans l’enquête et l’analyse critique.
À l’inverse, Pierre Bourdieu fustige la dérive commerciale de la presse, qui, selon lui, compromet la quête de vérité au profit d’impératifs économiques. C’est le même avertissement que lance Max Weber, lorsqu’il considère que le danger qui guette la presse, c’ est qu’elle cède aux tentations qui l’entourent de toutes parts, ce qui laisse, aux yeux du public, une image bien ancrée. Céder aux contraintes commerciales produit un mauvais journalisme. Ce défi restera une épreuve constante pour le journalisme, et le journaliste devra choisir entre le modèle de l’intellectuel, tel que incarné par l’expérience du mouvement national dans la presse, malgré les difficultés que ce choix implique, ou bien le modèle du commerçant, qui, assurément, ne sera pas un journaliste, mais tout autre chose.
*Journaliste et Président de la Commission provisoire pour la gestion des affaires du secteur de la presse et de l’édition